« Pourquoi avez-vous
tellement insisté pour me rencontrer ? Je ne suis personne ou si peu de
choses…».
C’est ainsi que Liu
Changyu nous accueillit en sa demeure lors d’un après-midi de déluge
pékinois. Dans ce déluge, ces mots ont sur nous l’effet d’un coup de
tonnerre… Sommes-nous réellement en face de l’artiste chinoise la plus
populaire de tous les temps, une icône que les Occidentaux définirent,
dans les années 60 et 70, « la Chinoise la plus célèbre de tous les
temps après Mao Zedong » ?
Nous sommes reçus dans un
living room, à la fois sobre et élégant. Ce décor nous livre déjà une
première réponse : Liu Changyu est une star sans fard. Nous y découvrons
pourtant quelques traces de sa formidable carrière de chanteuse
d’opéra : deux photos pendues au mur. Elle est revêtue de ses habits de
scène qui la révèlent à travers « Le Fanal rouge », pièce qui l’a rendue
célèbre dans le monde entier. A l’époque, Mao Zedong et Zhou Enlai sont
parmi ses fans les plus inconditionnels.
Mme Liu a aujourd’hui 68 ans.
Elle a quitté les feux de la rampe tout en gardant une incroyable
modestie. Et voilà l’heure de sa première confidence : « Je me suis
rapprochée du bouddhisme, il est fondamental pour mon équilibre. Cette
philosophie m’a aidée à apaiser mes blessures issues de la terrible
période de la Révolution culturelle et m’a permis de me retrouver.
Aujourd’hui je vis les plus belles années de ma vie. Je ne subis plus
aucune pression, je ne cours ni après le succès, ni après la
célébrité…Tout cela ne dure qu’un temps…Par contre, si j’ai accepté de
vous recevoir, c’est afin qu’en Occident vous puissiez encore entendre
parler de l’opéra chinois. C’est vraiment ce que nous avons de plus cher
dans notre culture et tradition… ».
La passion de Liu
Changyu pour l’opéra traditionnel est due à son père, Zhou Dawen.
Officier de l’Armée d’abord et maire de Pékin ensuite à l’époque de la
Chine pré-révolutionnaire, il vouera un véritable culte à l’opéra. Il
aura le privilège de fréquenter tous les meilleurs chanteurs de l’époque
et de chanter avec eux. Père de 14 enfants (suite à trois mariages),
quand quatre de ses enfants, dont la petite Changyu, choisissent de se
consacrer à l’opéra de Pékin, il leur apportera un soutien
inconditionnel, et ce, malgré la triste réputation du métier de l’acteur
à l’époque.
En 1951, Liu Changyu
passe avec succès le concours d’entrée au Conservatoire d’art théâtral
de Pékin. Elle n’a que neuf ans. L’apprentissage est dur (« je me
levais à l’aube et effectuais au moins six heures d’entraînement par
jour, été comme hiver, dehors, toujours dehors, à 30 degrés à l’ombre ou
à moins 10… ») mais la future chanteuse tient bon. Après huit ans d’une
vie harassante, elle obtient en 1959 le diplôme lui permettant d’accéder
à la troupe de ce prestigieux Conservatoire. Sa carrière de chanteuse
débute ainsi à une époque où la Chine n’est plus tellement éloignée du
dirigisme implacable qui débouchera en 1966 sur la Révolution
culturelle. Sous l’emprise de Jiang Qing, l’épouse de Mao, l’opéra va
connaître de grands bouleversements. Les pièces traditionnelles sont
remplacées par des opéras véhiculant les valeurs de l’idéologie maoïste,
axées sur la trilogie : paysans, ouvriers et soldats.
Dans son
élan, Jiang Qing parvient à régenter tous les arts, au point d’imposer
huit « pièces modèles » (opéra-révolutionnaires) sur l’ensemble du
territoire. Aucune autre œuvre n’est tolérée. « Le fanal rouge » fait
partie des huit en question. Liu Changyu y joue le rôle de Li Tiemei.
Commence pour Liu Changyu une période dure mais intense. Si elle est
censée, comme tous les artistes de l’époque, se réformer par le travail
manuel, ce rôle
de Li Tiemei
lui vaut la consécration officielle et lui ouvre aussi les portes de
Zhongnanhai, siège du pouvoir absolu de la Nouvelle Chine.
Ici, les
nouveaux dirigeants chinois ne sont pas insensibles au charme de l’art
du chant ni …aux chanteuses. «Je passais presque tous mes week-ends à
Zhongnanhai. Nos dirigeants s’amusaient beaucoup à l’époque, il ne faut
pas croire ! Le Président Mao et le Premier ministre Zhou Enlai ne se
lassaient pas de m’entendre chanter. Pour couronner le tout, ils
aimaient beaucoup danser. Le vendredi je dansais avec Zhou Enlai, le
samedi, c’était avec le Président. C’est même lui qui m’a appris ! je me
souviens encore… La première fois qu’il m’a invitée à danser, je ne
savais même pas sur quel pied danser ! j’étais vraiment confuse. Mao m’a
tendu la main et en me poussant doucement, m’a initiée à la danse, main
dans la main et un pas après l’autre, jamais je n’oublierai ça… ».
Entre deux
pas de danse, une complicité finit par s’installer.
« Souvent, après avoir dansé, il venait s’asseoir à mes cotés et me
parlait longuement. Il s’intéressait à mes progrès et me donnait même
des conseils. Je crois vraiment qu’il aimait l’opéra et qu’il savait de
quoi il parlait. Et puis parfois, il me rendait compte des activités de
son quotidien et n’était pas le dernier à plaisanter….». Et
pendant que Mao déploie ses talents de charmeur, Zhou Enlai va devenir
le conseiller le plus dévoué de Liu Changyu, une amitié qu’aujourd’hui
l’émeut encore. Toujours à son écoute, tendre et prévenant, le Premier
ministre un jour la sauve aussi d’une des nombreuses attaques de Jiang
Qing. « L’impératrice rouge » voit des espions et des «lignes noires »
partout et Liu Changyu, par son passé « féodal et bourgeois », est parmi
ses victimes préférées. Zhou Enlai calme tout de suite le jeu « Un jour,
il a dit à Jiang Qing, en ma présence que, tout comme lui, bien qu’issue
d’une famille de fonctionnaires de l’ancien régime, j’étais désormais
loin de mon passé et avais définitivement acquis l’esprit
révolutionnaire. J’étais tellement émue de sa défense que des larmes ont
soudain commencé à couler sur mon visage.. ». Mais, jalouse du grand
talent de la chanteuse, et sans doute encore plus de sa complicité avec
les grands chefs du pouvoir de l’époque, Jiang Qing ne lâchera pas sa
proie. Elle tente par tous les moyens de la faire remplacer mais aucune
autre chanteuse n’excelle dans le rôle de Li Tiemei. Difficile aussi de
la remplacer dans le cœur de son public pour qui Liu Changyu incarne
l’héroïne révolutionnaire et qui fredonne enthousiaste les airs du Fanal
rouge malgré que ceci soit empreint de propagande.
Les deux femmes se
détestent « Elle ne supportait pas que je lui tienne tête. Elle ne
cessait de me traiter de petite vipère, m’accusant
continuellement de ne pas être fidèle à la cause
révolutionnaire. Combien de fois j’ai failli m’effondrer face à ses
critiques incessantes… ».
Et pourtant, Liu
Changyu tient bon et, forte de son professionnalisme, réussit à surfer
sur la vague folle et meurtrière de la Révolution culturelle plutôt que
de se laisser emporter. Tout le monde l’accuse d’être contre Jiang
Qing ; le plus virulent est Qian Haoliang, son partenaire dans « Le
fanal rouge ». « On se détestait à mort… Le public ne s’est jamais douté
de rien car sur la scène nous étions père et fille très attachés l’un à
l’autre. Pourtant, nos regards ne se croisaient jamais. Je ne regardais
que son nez et il ne regardait que mon front. Il ne perdait pas une
seule occasion de me critiquer. J’en étais arrivée à penser de confier
mon fils à ma meilleure amie et de prendre un couteau pour aller me
battre à mort avec lui ! Aujourd’hui je sais qu’il était, lui aussi, une
victime de la folie de cette période… ».
Drôle de vie pour
une star… Durant ces années pénibles, Liu Changyu trouve son seul
soutien auprès de son mari, Bai Jiyun, metteur en scène, qu’elle épouse
en secondes noces après être restée veuve d’un premier mariage qui
n’aura duré que quelques mois. « Je ne pouvais me consoler de la mort de
mon mari. Puis j’ai compris que je ne pouvais pas continuer comme cela,
qu’il me fallait quelqu’un capable de me redonner confiance en la vie.
Alors j’ai pensé à lui. Une amie m’avait offert deux billets de théâtre,
j’ai pris mon courage à deux mains et je l’ai invité. Le soir même, je
lui avouais que mon souhait le plus cher, c’était de l’avoir près de moi
en cette période de confusion totale… ».
Cette époque de
terreur durera jusqu’à la chute de Jiang Qing et de la Bande des Quatre
en 1976. La situation alors se renverse : ceux du côté de Jiang Qing
sont persécutés (Qian Haoliang écope sept ans de prison), en revanche,
pour Liu Changyu, c’est la fin d’un cauchemar. « Si j’ai tenu bon,
dit-elle, c’est grâce à l’opéra mais je l’ai payé cher. Je n’avais
pas de vie à moi. Mon fils a fini par en subir les conséquences. Il n’a
pas été un bon élève, n’a même pas voulu aller à l’université.
Aujourd’hui il est employé dans une entreprise et se tient bien loin du
milieu artistique… ».
Pendant toute la
période des réformes, elle continue de faire du théâtre ; quant à Qian
Haoliang, après la prison, il remontera sur les planches mais sera
obligé de les quitter à nouveau quelques années plus tard suite à une
attaque qui lui provoquera une paralysie. Grâce à la réhabilitation
complète de l’opéra traditionnel, Liu Changyu peut rejouer, entre
autres, « L’auberge Xi An » et « Vendre de l’eau », les deux pièces
traditionnelles qui avaient fait sa renommée au tout début de sa
carrière. Enfin libre dans ses choix, elle joue d’autres rôles que Li
Tiemei pour la plus grande joie de ses fans. «Je dois beaucoup à ce rôle
mais je ne voulais pas que le public m’identifie uniquement à Li Tiemei,
ce serait trop réducteur et contraire à l’esprit même de l’opéra
chinois. Notre opéra est riche, complexe, profond, des qualités que même
la fureur idéologique n’a jamais su enrayées. Et le public l’a compris,
voilà pourquoi son soutien a été inconditionnel».
Et aujourd’hui ?
« Aujourd’hui il n’y a plus de spectacles comme ça. La Chine est un pays
plus fort, plus respecté dans le monde, mais elle manque cruellement
d’une forme artistique qui puisse vraiment la représenter. Les Chinois
étaient réputés pour leur éducation, leur finesse, aujourd’hui on
assiste au triomphe de la vulgarité… ». Une conséquence, une de plus de
la Révolution culturelle, « notre patrimoine de plus de 5000 ans
d’histoire a été détruit, c’est impardonnable, il faut faire quelque
chose ». Et dans ses yeux, le temps d’une seconde, on retrouve l’esprit
combatif de Li Tiemei…